Les clés de l’action
Temps de lecture: 11 min
Il nous est tous arrivés d’avoir la sensation d’être impuissant ou d’observer l’immobilisme de son entourage sans vraiment comprendre pourquoi. Pour y avoir été confronté à maintes reprises dans la vie quotidienne et dans mon travail, j’ai observé comment les gens réagissaient face à des propositions de changement, par exemple le rapport au sauvage, la représentation de la nature, le gaspillage, le recyclage de matériaux… Dans la majorité des cas, les solutions sont disponibles et connues mais les blocages sont ailleurs. Pour y voir plus clair, il faut se plonger dans la psychologie sociale: « Montre-moi ton jardin, je te dirai qui tu es ».
Cet état de fait, qui génère de nombreuses frustrations et parfois du découragement, s’explique par différents mécanismes plus ou moins conscients.
En effet, les freins cognitifs nous rendent plus attentifs aux évènements extrêmes qu’aux changements graduels. Par ailleurs, l’échelle de grandeur d’impact et d’action est souvent abstraite et incompréhensible pour le commun des mortels. Il faut aussi dire que beaucoup de personnes vivent dans la précarité et n’ont pas ou peu de place pour penser si loin. Le quotidien est accaparé par les besoins premiers. Enfin notre cerveau a naturellement tendance à préférer les récompenses d’une action immédiate, plutôt qu’une action sans retour. Comme les évolutions du climat s’inscrivent dans des cycles de temps très longs, nous, petits humains avec moins d’un siècle d’espérance de vie, avons beaucoup de mal à programmer des actions qui nous dépasseront.
Le propos ici n’est pas de trouver des excuses à ceux qui ne font ou ne peuvent rien faire, mais de comprendre les mécanismes qui nous permettent d’agir ou nous bloquent. Comment expliquer l’absence de changements comportementaux? Malgré la capacité des humains à collaborer (comme l’ensemble des écosystèmes) pour résoudre les problèmes, les mécanismes cognitifs qui soutiennent la coopération ont évolué vers la réussite et la performance individuelle.
Pour aller un peu plus loin et décrypter ces comportements, il faut se pencher sur des travaux de biologie évolutive qui ont montré que la coopération ne peut émerger que si elle est conditionnelle : on coopère tant que les autres le font et vice-versa.
Avec cette contrainte nous avons développé des mécanismes cognitifs pour :
– détecter les normes sociales (c’est-à-dire savoir si la coopération est la norme dans notre environnement)
– gérer notre réputation (estimer la valeur qu’une action peut générer sur notre perception sociale)
– calculer ce qui est juste (évaluer si les coûts et les bénéfices sont proportionnés)
Face à cela nous sommes poussés à privilégier la réciprocité, la visibilité et l’équité plutôt que l’efficacité.
Détecter les normes sociales:
Pour agir et participer à un effort collectif les individus ont besoin d’avoir la certitude que d’autres agiront. Nous avons besoin de voir ce que les autres font pour percevoir ce qu’il est bien de faire ou non. L’exemple de l’avion est criant. Il est aujourd’hui acquis que les avions sont responsables pour une partie des émissions directes (2,5% de CO2 et 5,1% du réchauffement climatique) et pourtant un grand nombre de nos concitoyens continuent de voyager sans réfléchir. Ces comportements entretiennent la perception collective que prendre l’avion n’est pas si dramatique car plein de gens le font. Le chien se mord la queue et les choses ne changent pas.
Il est possible de distinguer trois types de détection des normes sociales :
La première se nomme l’ignorance pluraliste, ce qui signifie que nous ignorons les niveaux de coopérations autour de nous, ce qui nous conduit à ne pas coopérer.
La deuxième concerne la crédibilité des normes, qui est régie par l’efficacité et la confiance que l’on accorde à la source et la cohérence de la norme face aux comportements observés: « Faites ce que je dis mais pas ce que je fais ».
La troisième concerne les normes dynamiques. Nous sommes capables de percevoir l’évolution d’une norme dans le temps, ce qui nous influence dans la volonté d’y adhérer.
L’ignorance pluraliste, en psychologie sociale, est un processus qui fait intervenir plusieurs membres d’un groupe qui pensent qu’ils ont des croyances ou des perceptions différentes du reste du groupe. Bien qu’elles n’approuvent pas la norme du groupe, les personnes en désaccord se comportent comme l’ensemble du groupe, car elles pensent que le comportement des autres membres montre que l’opinion du groupe est unanime. En d’autres termes, comme tous ceux qui ne sont pas d’accord se comportent et agissent comme s’ils l’étaient, tous les membres dissidents pensent que la norme est approuvée par chaque membre du groupe sauf eux. Ce processus renforce à son tour la volonté de se conformer à la norme du groupe, et de n’exprimer aucun désaccord.
À cause de l’ignorance pluraliste, des individus peuvent se conformer à l’opinion consensuelle apparente d’un groupe, au lieu de se comporter selon leur propre perception et pensée.
Une étude (1) ont montré qu’aux États-Unis un grand nombre de citoyens pensent à tort qu’une grande majorité de la population ne se préoccupe pas du changement climatique. Cette croyance pourrait venir de la sous représentation des minorités ethniques et des populations les plus pauvres dans les organisations et agences gouvernementales.
La crédibilités des normes: pour qu’une norme soit acceptée, il faut qu’elle soit crédible aux yeux des individus. Cette crédibilité provient de la source qui propose la norme et bien évidemment de son contenu. L’adhésion à cette nouvelle norme aura beaucoup plus de succès si elle est relayée par des leaders locaux qui appliquent eux-même ces directives. De plus, dans la communication autour de nouvelles dispositions, l’impact sera plus important lorsque l’on décrira ce que les gens font plutôt que de dire ce que les gens approuvent. Concrètement, il est plus efficace de relayer l’action des personnes qui compostent et recyclent leurs déchets plutôt que de communiquer sur le fait que la majorité des individus approuvent le recyclage.
Les normes dynamiques. Sans doute aimerions-nous vivre dans une pleine conscience permanente de l’instant. Hélas l’évolution nous a doté d’une conscience et d’une capacité de nous projeter dans le temps.
Bien que cela puisse nous compliquer la tâche dans certaines situations, cette capacité peut nous permettre d’anticiper des nouveaux comportements. On remarque que certaines personnes sont plus désireuses d’adopter un nouveau comportement lorsqu’elles anticipent ce qu’il va s’imposer comme une nouvelle norme plutôt qu’une mode passagère. C’est en partie pour cette raison que communiquer sur la consommation de viande et l’usage de l’avion pour ses déplacements ne produit pas beaucoup d’effet, car ces comportement sont perçus comme normaux et observés chez de nombreuses personnes.
Utiliser ces effets de normes dynamiques peut s’avérer plus efficace que de s’obstiner à vouloir modifier des actions bien ancrées.
Si on conserve l’exemple de l’avion, informer les individus que de plus en plus de personnes choisissent des destinations plus locales et des modes de transports plus doux pourrait s’avérer plus efficace que de stigmatiser le fait de prendre l’avion.
Gestion de la réputation:
Dans nos sociétés modernes la réputation joue un rôle crucial. Notre désir et la nécessité d’exister parmi nos semblables nous amènent à agir de différentes façons. Ce qui nous motive pour coopérer c’est d’abord parce ce que nous nous soucions des autres mais aussi parce que nos actions sont observées et évaluées par nos pairs.
En coopérant, une personne peut améliorer sa réputation et paraître plus vertueuse. Cette gestion de nos réputations se décline aussi en trois mécanismes :
La visibilité des comportements: de manière générale nous sommes plus susceptibles d’adopter un comportement pro-environnemental lorsqu’il est visible par les autres. Notre besoin d’exister est d’autant plus satisfait lorsque nos actions sont visibles. Malheureusement ces initiatives ne sont pas toujours orientées vers des actions efficaces. Certaines actions sont bien visibles mais ont peu d’impact.
A titre d’exemple, acheter un sac réutilisable ou une voiture électrique vont avoir une visibilité sociale immédiate pour un impact environnemental faible. En comparaison, réduire sa consommation de viande, ou sa quantité de déchets seront peu visibles socialement mais d’une plus grande efficacité.
La compétence et l’expertise perçue: la gestion de nos réputations repose aussi sur les compétences associées ou perçues dans ces différentes actions environnementales. C’est à dire que nous avons tendance à nous orienter ou nous engager dans des actions qui renforceront notre image de compétence. En comparaison acheter une voiture électrique de haute technologie envoie un signal d’engagement écologique fort sur notre capacité économique et nos compétences. A contrario l’achat de matériel d’occasion ou le co-voiturage peuvent être perçus comme des signes de faiblesse économique.
La démonstration d’effort ou de sacrifice personnel: nous avons tendance à valoriser particulièrement les actions qui témoignent d’un effort ou d’un sacrifice personnel. Réduire ou supprimer sa consommation de viande ou supporter un inconfort est perçu comme étant plus vertueux que des comportements faciles (tri des déchets) ou économiquement rentable. Paradoxalement ces comportements peuvent créer des biais et nous faire considérer qu’une action facile, ne nécessitant pas beaucoup d’efforts, n’aurait que peu d’efficacité (comme la compensation carbone par exemple).
Calculer ce qui est juste:
Pour terminer ce tour de nos aptitudes ou inaptitudes à agir et collaborer, il reste le point sur l’équité des actions.
Le calcul de l’équité : nous avons globalement tendance à être sensibles à la justice, la réciprocité et au partage équitable des coûts et bénéfices de nos actions. Bien que ces qualificatifs nous honorent, ces comportements peuvent générer des biais et nous pousser à choisir des actions par équité au détriment d’une réelle efficacité. On peut l’observer dans le cas des politiques climatiques qui impliquent des sacrifices inégaux entre les groupes sociaux ou entre des nations.
Un individu peut refuser de modifier son comportement, ou de payer une taxe supplémentaire, s’il estime que d’autres (individus, pays, entreprises…) ne font pas leur part de l’action. Dans ce dernier mécanisme on peut également distinguer trois formes : l’équité procédurale, l’équité distributive, la réciprocité conditionnelle
L’équité procédurale fait référence à la perception de la justice dans le processus de décision. C’est à dire que nous acceptons plus une décision ou une mesure, même coûteuse, lorsque l’on considère que le processus d’adoption a été transparent, inclusif et impartial.
Par opposition, les décisions plaquées par une hiérarchie patronale ou gouvernementale descendante et sans consultation sont souvent rejetées. Le contenu n’est pas forcément en cause mais c’est le manque de légitimité perçu.
Par exemple les politiques liées à l’adaptation aux bouleversements climatiques, qui sont élaborées avec les citoyens, suscitent un plus grand intérêt et une plus grande adhésion même si elles sont plus contraignantes (cf article des green streets à Portland).
L’équité distributive concerne la répartition perçue des coûts et bénéfices d’une politique ou d’une mesure. Nous sommes très sensibles à la proportionnalité. Nous trouvons injuste par exemple qu’un groupe ou une classe sociale supporte un fardeau disproportionné ou bénéficie indûment des efforts collectifs (Toute ressemblance avec une situation réelle ne serait que pure coïncidence). De multiples exemples illustrent ce mécanisme dans nos quotidiens. Taxations des plus riches pour réduire les inégalités, réticence des pays à faibles revenus pour adopter des mesures coercitives de réduction….
Ce désir d’équité est proche et lié avec le dernier mécanisme de la réciprocité conditionnelle. Nous acceptons de coopérer seulement si les autres en font autant. Nous observons cette inertie collective en terme d’accord politique climatique depuis de nombreuses années.
Et après avoir dit tout ça?
Après cette description, comment actionner les leviers issus de la compréhension de nos mécanismes cognitifs?
Tout d’abord la détection des normes sociales montre que nous pouvons adapter nos comportements à ce qui est socialement accepté ou en devenir. Cela veut dire qu’en corrigeant les perceptions erronées (l’ignorance pluraliste), en rendant les comportements vertueux plus visibles, on peut agir sur les perceptions collectives.
La gestion de nos réputations est un levier fort car nous cherchons en permanence à être perçus positivement par nos semblables. En mettant en lumière les initiatives vraiment efficaces associées à des pratiques durables et cohérentes, le tout en envoyant des signaux de compétence et d’innovation, on peut susciter la motivation coopérative.
Enfin le calcul de l’équité nous rappelle que des politiques contraignantes ne peuvent être acceptées que si elles sont issues d’un processus transparent, et portées par un grand panel représentatif de nos sociétés.
Tout cela est complexe et ne pouvait se résumer en quelques mots. Ces travaux sont issus d’un articles de la revue Nature Climate Change qui se nomme en traduction française : « Tirer parti de la cognition sociale pour promouvoir une atténuation efficace du changement climatique », par Mélusine Boon-Falleur, Aurore Grandin, Nicolas Baumard et Coralie Chevalier.
J’ai essayé d’en faire un résumé et j’espère ne pas avoir trop déformé les propos ou les résultats. Si vous souhaitez lire l’original de l’article vous trouverez le lien pour vous le procurer en fin d’article (il faut un abonnement ou acheter l’article).
Vous pouvez aussi écouter le podcast Chaleur humaine ou Nabil Wakim interviewe une des rédactrices de cet article, Mélusine Boon-Falleur Pourquoi nos comportements ne change pas assez vite ou cet autre épisode sur comment résister à la déprime ambiante : https://podcasts.lemonde.fr/chaleur-humaine/202509090500-climat-comment-resister-la-deprime-ambiante
Pour un éclairage plus amusant et très instructif sur l’ignorance pluraliste, vous pouvez aller sur la chaîne de la tronche en biais (profitez-en pour abonner, c’est super intéressant)
Définition de l’ignorance pluraliste en vidéo
(1).Geiger, N., Swim, J. K. & Glenna, L. Spread the green word: a social community perspective into environmentally sustainable behavior. Environ. Behav. 51, 561–589 (2019).