Paysage et espace-vert

Trillium volant

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Flying Trillium, Garden and Preserve est à la fois un jardin et une réserve de vie sauvage, niché dans les Catskill Mountains dans l’Etat de New York, situé à environ deux heures de route au nord de la ville de New York. Carolyn Summers est architecte paysagiste. C’est elle qui est à l’origine du lieu et qui le gère avec son mari.  Le jardin tire son nom d’une plante bulbeuse, les Trilliums, que l’on peut rencontrer dans les sous-bois humides de la région. 

Mais avant d’en arriver à la création de ce lieu, Carolyn Summers a eu différentes expériences qui ont construit son regard sur les jardins et les plantes.

Après avoir achevé et obtenu son diplôme d’architecte paysagiste, elle a débuté sa carrière atypique au Trust for Public Land. Cette association s’est donnée pour mission, depuis 1972, de donner accès et de protéger la nature sauvage pour le grand public. Carolyn Summers a rédigé un rapport et créé un espace ouvert pour les hérons dans un port. Ce projet a ensuite permis de créer un refuge urbain de vie sauvage sur Staten Island (New York City).

Ensuite elle a continué sa carrière au New York Departement of Environemental Protection comme directrice de l’agence des ressources naturelles. Dans la continuité de son travail, elle est allée au Natural Ressources Defense Council pour initier un plan régional de restauration et de préservation d’habitats pour la vie sauvage.

Toutes ces expériences lui ont permis d’acquérir de solides connaissances et compétences sur les écosystèmes et particulièrement sur les plantes indigènes. Elle en a même rédigé un livre, avec sa fille Kate Brittenham.

Carolyn Summers est aujourd’hui toujours professeure adjoint au Go Native U Community College pour enseigner ses connaissances sur les plantes indigènes.

Designing Garden with Flora of the Native American Eastern

 

Dans ce livre qui est une ode à la nature sauvage et aux plantes indigènes, Carolyn nous propose d’abord de nous faire prendre conscience de la valeur écologique de ces plantes. Elle prend le temps de nous expliquer pourquoi elle préfère utiliser le terme plante « indigène »  plutôt que celui de « sauvage » ou « locale ». L’indigénat traduit une présence et une co-évolution des plantes avec leur biotope pendant une longue période. C’est une précision importante car une plante peut germer spontanément et devenir sauvage mais elle n’aura pas co-évolué avec le biotope dans lequel elle se trouve sur une période très longue. Bien que les écosystèmes soient en perpétuelles évolution et adaptation, ces changements se produisent sur des périodes plutôt longues. L’homme, avec ses déplacements à travers le monde, a modifié cette dynamique et permis à de nombreuses plantes de s’installer dans des endroits où elles n’existaient pas avant. Certaines se sont naturalisées et ont intégré la flore locale. C’est par exemple le cas du pommier et du châtaignier en France. Pour d’autres (1/1000), les nouvelles conditions de sol et de climat leur ont été très favorables, à tel point qu’elles ont colonisé de grandes surfaces. Arrivé à ce stade, on parle de plantes invasives. Sans vouloir digresser trop longtemps sur le caractère invasif des plantes, qui finalement n’est que le reflet de nos échanges internationaux, je vous invite à lire le petit livre de Gilles Clément qui fait l’éloge de ces vagabondes et qui propose un regard plus humaniste sur le sujet.

Malgré tout, une plante sur mille peut devenir invasive et il convient d’être prudent lorsque l’on décide de planter de nouveau végétaux dans son jardin. Carolyn Summers nous livre quelques exemples dans son livre des impacts que peuvent générer ces plantes. Le premier exemple qu’elle prend concerne l’érable plane (Acer platanoides) qui a été introduit par Frederic Low Olmsted lors de la création de Central Park à New York City en 1858. A cette époque il était loin de penser que l’introduction de cet arbre aurait des conséquences importantes sur les populations locales de certains papillons. Pour comprendre en quoi cet arbre a un impact, il faut prendre un peu de hauteur . Les populations d’érables indigènes de la région du nord-est des Etats-Unis ont co-évolué avec les populations d’insectes de la région pendant des milliers d’années et l’introduction d’une nouvelle plante a contrarié l ‘équilibre en place. L’érable plane s’est échappé de sa zone initiale de plantation (Central Park) et a commencé à coloniser l’Etat de New York et tout le nord-est americain. Cette colonisation a eu  pour conséquence de fragiliser des espèces de papillons. En effet, la feuille de l’érable plane n’est pas tout à fait constituée des mêmes composants organiques (tanins) que les feuilles d’érable à sucre par exemple, et les chenilles ne disposant pas des enzymes pour les digérer se retrouvent sans nourriture. Ajoutez à cela le fait que l’érable plane soit plus précoce au printemps et plus tardif à l’automne que ses cousins locaux, l’impact sur la faune locale finit par être problématique.

Dans son jardin, Carolyn Summers met en pratique et expérimente des associations de plantes indigènes. Lors de notre voyage en 2024, nous sommes allés la rencontrer et nous avons pu visiter ce lieu.

 

Paysage Catskill mountains
Entrée du jardin
Bassin
Espace verger
Prairie
Prairie

Après 5h30 de route depuis notre camp de base dans le Massachussets, nous avons fini par arriver dans les Catskill Moutains, plus précisément dans la ville de  Liberty. Le Flying Trillium Garden est situé juste à proximité du Neversink Reservoir, qui alimente la ville de New York en eau potable.

Nous étions début juin et un orage nous a accueilli avec une grosse averse. La visite commençait mal, puis finalement les nuages se sont taris, et nous avons pu sortir de la voiture et aller à la rencontre de Carolyn Summers. Le contraste de température faisait fumer la rivière, créant ainsi une ambiance feutrée au jardin.

Comme la plupart des Nords Américains, Carolyn nous a réservé un accueil chaleureux et nous lui avons emboité le pas pour débuter la visite de son jardin. Le premier thème abordé a été la protection du jardin contre les cerfs de Virginie et les daims. Véritable fléau pour les jardins et les forêts, les « deers » se nourrissent de tout ce qui est tendre et vert. Autant vous dire que lorsqu’ils rentrent dans un jardin, peu de plantes sont épargnées. Pour éviter ce massacre, Carolyn et son mari ont commencé par édifier une clôture digne de ce nom. Sur toute une partie la clôture est composée d’une magnifique pergola, complétée par un ensemble de plantes grimpantes (Bignona, Clematis…).

En s’enfonçant un peu plus dans le jardin nous sommes passés devant une mare entourée d’Iris sp et couverte de Nympheas. Le cheminement suivant était ponctué de jeunes chênes et de massifs couvre-sol. Ce qui est frappant dans ce jardin, c’est que l’on voit la main de la conceptrice dans l’agencement des espaces et des massifs, mais on est loin de se douter que les compositions font uniquement appel aux plantes indigènes. C’est d’autant plus troublant qu’en tant qu’Européens, une grande partie de nos plantes vivaces horticoles se trouvent être originaires d’Amérique du Nord.

Pergola et massif
Cheminement
Composition de plantes de zones humides
Massif de plantes d'ombre

La suite de la visite nous a fait sortir de l’enclos protégé pour atteindre la partie plus vallonnée et plus sauvage du jardin. Carolyn nous a fait remarquer qu’à la saison des mûres les ours noirs viennent se nourrir dans cette partie du jardin – quelle chance de pouvoir observer de si près ces animaux!

Après avoir arpenté les sentiers tondus et admiré la collection de conifères nains, nous sommes arrivés au pied d’une magnifique maison en rondins avec vue imprenable sur la vallée. Deux petites serres sont utilisées pour préparer les semis. Juste derrière, une surface recouverte de pierres et colonisée de plantes attire notre attention. Bien abrité du soleil, l’espace est idéal pour les heuchères (Heuchera sp) que Carolyn observe et laisse évoluer librement car cela lui permet d’observer les hybridations des plantes entre elles. Les résultats obtenus aléatoirement sont assez intéressants du point de vue de la couleur du feuillage.

Notre balade se termine en longeant la maison où l’on a pu admirer un magnifique massif de rodhodendrons (Rodhodendron sp) et de violettes sauvages (Viola odorata).

Nous nous sommes quittés sur quelques mots d’échange et de remerciement pour la visite.

Clôture anti Cerf
Forêt environnante
Panorama depuis la terrasse
Jardin sauvage

Ce jardin est très inspirant à différents points de vue. Tout d’abord l’approche écologique et systémique du jardin permet de créer un écosystème très riche. L’objectif de composer uniquement avec la flore indigène est atteint et à aucun moment il n’y a de perte esthétique. La richesse de la flore américaine contribue à ce magnifique résultat. Nous sommes repartis de Liberty avec plein d’idées pour faire évoluer mes massifs en changeant de paradigme. Jusqu’à présent je propose dans mes projets de laisser une place aux plantes spontanées parmi des compositions horticoles. Place plus ou moins importante en fonction des sols, de la capacité d’entretien des habitants du lieu et de leur rapport au sauvage. Cet équilibre est à mon sens essentiel et assez subtil : si la flore sauvage vient à prendre trop de place, elle peut donner la sensation d’une perte de contrôle, et on risque d’obtenir un effet contre-productif et un retour en arrière.

L’usage des plantes horticoles (qui comme nous le disions plus haut sont pour une grande partie d’entre elles originaires de cette région d’Amérique), offre une plus grande diversité de floraison et surtout rassure. Leur origine horticole laisse à penser qu’elles sont plus domestiquées et que leur contrôle sera plus aisé que leurs consœurs sauvages. 

Ce que Carolyn Summers nous explique dans son livre sur  l’indigénat et la co-évolution est aussi valable pour le continent européen. Si vous avez des massifs de plantes, pensez à observer ce qui s’y passe et je vous invite à pratiquer ce que Gilles Clément nomme le désherbage par soustraction. C’est-à-dire de retirer les plantes qui ont poussé spontanément qu’à certains endroit du massif. Ces végétaux ne cochent peut-être pas tous les critères esthétiques que vous attendez, mais ils permettent de rendre vos massifs beaucoup plus utiles en offrant à la faune de précieux habitats. 

Néanmoins je ne peux m’empêcher de poser certaines questions relatives à l’adaptation de nos jardins. La vitesse des changements climatiques que l’homme à provoqués impose un rythme d’adaptation qui est très rapide pour les êtres vivants en général. Peut-on simplement compter sur la flore sauvage et penser qu’elle s’adaptera aux nouvelles conditions? Face à la complexité du problème il ne peut y avoir qu’une seule réponse. Cette question en tout cas divise les paysagistes et les écologues. De mon point de vue il est évident que la flore locale qui aura la capacité de s’adapter fera partie des jardins du futur. Par contre je ne suis pas certain que cela sera suffisant. Pour compenser la réduction de la période de floraison due au radoucissement des hivers, certaines plantes horticoles des jardins ont un rôle à jouer pour compenser ces changements. Maintenant attention, ne jouons pas aux apprentis sorciers, et ne partons pas dans toutes les directions. L’acclimatation et la création de nouvelles variétés sont des pistes à explorer. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler lors de prochaines rencontres. 

 

Crédit photo: ©Emmanuel Gouy.